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12 Apr

Je me souviens, Tahiti

Publié par Marie  - Catégories :  #Atelier, #Marie

Je me souviens, Tahiti

Je me souviens de mon pied cherchant la fraîcheur du drap housse dans cette nuit où tout devient moite en un instant.

Je me souviens des miaulements bruyants et insistants des chattes en chaleur, errant sous les étoiles brillantes à la recherche d’un mâle. Des nuits entières à ne pouvoir dormir et des petits déjeuners où le père, la mère et moi-même piquions du nez dans nos bols tout en pestant contre ces chattes pleines de désirs.

Je me souviens des réveils nocturnes au bruit des fruits trop mûrs chutant avec fracas sur le toit en tôle des voisins. La mangue fait « flop », la noix de coco, « bang ».

Je me souviens de ces coqs fous qui chantent à n’importe quelle heure de la nuit et même de la journée.

Je me souviens du tendre vrombissement de l’avion venant de France. Il est donc 4h30 du matin s’il n’a pas de retard. Je me rendors, rassurée.

Je me souviens de ces rideaux faits maison au tissu rose de très bonne qualité venant de France assortis à mon dessus de lit à volants, assortis à mes abat jours à pinces, assortis au sentiment bourgeois parisien de ma mère déracinée sur cette île tropicale.

Je me souviens du Tang, Fanta Grape, Singapour Grenadine, diverses cochonneries chimiques aromatisées à l’orange, au raisin, à la grenadine nous colorant la langue en arc en ciel, ma cousine et moi. Impossible de ne pas être prise en flag de gourmandise.

Je me souviens des trousses Hello Kity ou Windsurf que je n’avais pas. Pas assez riche.

Je me souviens de la liberté. Je rentre de l’école à 15h. Je jette mon lourd cartable dans ma grande chambre rose et saute dans l’eau transparente. L’eau de mer. Le lagon à deux enjambées de mon jardin bord de mer.

Je me souviens de ma chienne me faisant la fête en rentrant de l’école, avec sa queue dure comme un bâton de fer. Je joue du piano sur ces tétons. Brave bête. En échange j’endors ses tiques à l’éther et les lui retires. Good deal.

Je me souviens papy. Je me souviens mamie. Deux gros ventres chaleureux et rassurants. Tous les week end et vacances avec eux. Bouffe. Musique. Affection. Protection.

Je me souviens des week end chez eux, à Papara. Ambiance pied noire. On s’amuse, on rit. Les adultes s’engueulent. La journée dans l’eau avec notre bande de copains. Le soir, devant Dallas, ton univers impitoyable ou à trembler devant L’île aux trente cercueils.

Je me souviens de cette chaîne unique de télé. Champs Elysées, Starsky et Hutch, western spaghetti… et du mouvement de tête de Mireille Mathieu comme un disque rayé, énervant mamie. J’entends encore : « oh, celle-là, j’peux pas la voir ».

Je me souviens des retours, le dimanche soir où, endormie sur la banquette arrière de la voiture, endolorie par les coups de soleil et repassant nos aventures marines enfantines, j’entends la mère dire : « Fais doucement, elle dort. » Et les bras délicats du père pour me transporter dans mon petit lit avec un « Fais de beaux rêves pupuce ».

Je me souviens de ce papa poule et de cette mère coq.

Je me souviens de mes demandes récurrentes de cadeaux de Noël : « Un p’tit frère ! Une p’tite sœur ! ». Le 24 au soir, un lapin surgit. Au total, j’en ai eu trois.

Je me souviens des lourds colliers de coquillage autour de mon cou à l’aéroport chaque été depuis mes 3 ans jusqu’à mes 13 ans pour aller voir le père n°2 et sa famille en France et des colliers de fleurs multicolores à mon retour. Les coquillages durent, les fleurs fanent.

Je me souviens de ma grande pochette en plastique blanc et bleu UM pendue à mon cou. Unaccompanied Minor. UTA. Air France

Je me souviens d’aller embêter les passagers d’Air France et leur demander leur reste de fromage ou dessert. « C’est pour ma dînette ». Mamie disait « Celle-là ! Toujours les yeux plus gros que le ventre ! »

Je me souviens de la zone fumeur, des gros écouteurs en plastique gris et du grand écran qu’on ne pouvait pas voir s’il y avait un grand devant nous. 20 heures de vol.

Je me souviens des applaudissements lorsqu’on atterrissait à Orly ou Roissy Charles de Gaulle. Banquettes orange et marrons sur lesquelles patientent les voyageurs vêtus de pantalons pat’deph et arborant des lunettes épaisses marrons ou noires.

Je me souviens de ma cousine et mon cousin venus avec moi une année. Eux aussi, voir leur père. C’est la mode des divorces. 18 000 km, ça fait loin pour garder un contact privilégié avec ses enfants.

Je me souviens qu’en France, on appelle les savates, des Tongues. C’est moche, non ?

Je me souviens qu’en France, ils ne connaissent pas les bonbons chinois. D’ailleurs ils les recrachent de suite. En revanche, moi j’aime bien les fraises Tagada. Ça colore pareil la langue.

Je me souviens qu’en France, ils ne mettent pas de déodorant et ne lave leur pantalon qu’une fois par semaine. Beurk.

Je me souviens qu’en France, on dit « bus » et pas « truck » et qu’il y a des arrêts imposés alors qu’à Tahiti, on appuie sur l’interrupteur électrique qui fait arrêter le truck immédiatement n’importe où. Liberté chérie. C’est fiu, pei de devoir trop marcher.

Je me souviens qu’en France, on vouvoie les grandes personnes et les étrangers. Quand je rentre à Tahiti, je m’y perds et vouvoie mes grands-parents maternels. Mamie dit « Oh ! On t’a torchée quand t’étais petite et tu nous vouvoies ? »

Je me souviens qu’en France, on confond Tahiti et Haïti. Paradis contre Enfer, français incultes insultant les deux îles.

Je me souviens de tous ces bruits nocturnes qui ont bercé mon enfance. Mes repères, mon univers. C’est ma vie à l’endroit, même si je suis en hémisphère sud. L’envers c’est l’hémisphère nord dans lequel je vais vivre désormais 24h sur 24, 7 jours sur 7, 330 jours sur 365 jours.

Je me souviens de ce départ définitif de Tahiti à 14 ans, seule, entourée de la chaleur de ma cousine et de ma meilleure amie, Alexia. Je me souviens de cette arrivée dans cet immense Orly dans l’univers du Père n°2, le « vrai » père. Des grosses boules perchées en l’air affichant de la pub et des tunnels éclairés par de grands rectangles jaunes. Est-on sur Mars ?

Je me souviens du père n°2, qui sera désormais n° 1. Il écoute Radio Classique tout en croyant être le chef d’orchestre même s’il reste derrière le volant. Mouvements de mains gracieux et tremolo dans la voix. Pas de doute, c’est mon père. Et moi, son sosie en petite, avec le même grain de beauté sur la tempe.

Je me souviens de ses gants en cuir marron, avec des trous, pour conduire sa belle voiture. Beau mec, beaux gants. Fiat orange aux poignées rondes.

Je me souviens de nos trajets en voiture. Je lui chatouille le lobe de l’oreille. Il a de grandes oreilles et un grand nez sur lequel il fait des boules imaginaires.

Je me souviens du jingle trop récurrent de France Info dans cette voiture où le froid me pétrifie. Puis de RTL et des voix chaudes et singulières de Jacques Balutin, Jean Dutourd, Jacques Martin, Philippe Castelli dans les Grosses Têtes animées par Philippe Bouvard. La "Question de Mme Grosse de Miche"...était obligatoirement suivie d'onomatopées faussement offusquées du père. Moi je ne comprenais pas souvent. "Bonne réponse de Sim !"

Je me souviens de sa banlieue parisienne en cet hiver 1986/87. Humide. Givrée. Froide. Volet en bois. Les voitures fument et les gens aussi fument quand ils parlent.

Je me souviens de cet appartement avec baignoire. Le père se lave les cheveux en faisant glisser dessus l’œuf cassé dans un verre et se rince au vinaigre blanc. « C’est excellent pour les cheveux » dit-il. Je le regarde perplexe. Nous, là-bas, les œufs, on les mange, le vinaigre blanc, on récure l’inox avec.

Je me souviens de ces petits-déjeuners avec des tasses en porcelaine anglaise et non des bols avec de la confiture de fraise dans des pots en étain en forme de canard. Type de truc qui aurait été avec le tissu rose de ma chambre de l’hémisphère sud.

Je me souviens la nuit. Rien. Absolument rien. Plus de coq. Plus de mangue, plus d’avion, plus de chatte en chaleur. Gelé. Tout est gelé. Même mes pieds.

Je me souviens des matelas dans lequel je m‘enfonce et de ma première couette moelleuse chez ma grand-mère paternelle. Chaud au corps et froid sur le bout du nez. Bruit saccadé de l’eau dans le radiateur non purgé.

Je me souviens du givre sur le pare-brise et des sièges au tissu glacé. C’est marrant le verglas. Pas pour Grannie. Nom des grands-mères bourgeoises en France, « mamie » étant trop moche, « mémé » n’en parlons même pas.

Je me souviens que dans l’hémisphère sud, on appelle « mamie » toute personne ayant des cheveux blancs, en pareo laissant apparaître les larges bretelles d’un soutien-gorge, ayant besoin d’aide pour monter son sac dans le truck. Tutoiement de rigueur. C’est sûr, ça ne ressemble pas à Grannie.

Je me souviens des dimanches soir, où oncles, tantes et cousins repartent chez eux, dans leur foyer, me laissant là avec ma seule Grannie. Je passerai mes week-end chez elle et les cinq jours de la semaine à l’internat.

Je me souviens des conseils de Grannie. « Mets ton pyjama sur le radiateur, tu enfileras alors un pyjama tout chaud ». Elle aussi a été en internat à 8 ans. Mon père, pareil. What’s the fuck ???

Je me souviens de ce premier dortoir immensément non chaleureux et de ce plafond à 10 mètres au-dessus de ma tête. Dortoir en boxes. Pas de chevaux mais des internes, toutes de sexe féminin. Moi, seule, d’autres à deux. Encadré par des bonnes sœurs. Enfin bonnes, faut le dire vite.

Je me souviens, mon boxe. Une table, une chaise, un lit, une lumière néon blanche, une armoire, un rideau. Plus de couleur rose.

Je me souviens, mon meilleur copain : le walkman jaune, anti chocs. Je m’inonde de musique la nuit : Dépêche mode, Dire Straits, Frankie Goes To Hollywood, The Cure… Quand je n’ai plus de piles, j’entends les filles parler pendant leur sommeil, moi, il paraît que je grince des dents. J’entends intérieurement « Bonne nuit pupuce ».

Je me souviens que le père et la mère de là-bas divorcent. Tout ça pour ça. Première crise de nerfs.

Je me souviens de deux douches et pas plus, par semaine à l’internat. Je rêve ou… je rêve ? Lavabos, bidets servent encore. Découverte du gant et du bidet. Jet horizontal glacé contre jet vertical chaud du tuyau dans le jardin là-bas. Découverte du massage clitoridien.

Je me souviens que des filles me donnent leur tour de douche. Moi, sauvage propre. Moi, habiter dans maison en dur là-bas, pas case. Moi, pas manger humains. Tahitiens sentir bons le Dove, pas le fauve. Toi, Français, toi, puer ! Frani taïoro.

Je me souviens du déjeuner à l’orange sanguine. Je croyais qu’elle était pourrie. Chez nous, dans l’hémisphère sud, les oranges sont vertes.

Je me souviens qu’à ce même déjeuner, les filles avec qui je me sens bien, me demandent ce que je fais avec elles. Je ne comprends pas. Elles me répondent que je suis une bourgeoise, il faut que je reste avec les bourgeois. Je ne comprends pas. Elles m’apprennent la signification de la particule. Qui est sectaire ?

Je me souviens de la récréation. Mes nouveaux amis affichent fièrement, derrière leur blouse, leur marque de vêtements : Chevignon, C17, Paraboot, Coup de cœur, Burberry…. On ne rentre dans leur cercle que si on a ces noms de codes. Enfin, c’est mieux de les avoir. Je ne me sens pas à ma place non plus.

Je me souviens de l’heure du goûter avec UN morceau de pain et DEUX morceaux de sucre blanc ou UNE barre de chocolat. Là-bas, à l’heure du goûter, j’étais dans l’eau puis autour de la table à 19h, avec le père et la mère.

Je me souviens des week ends et des longues promenades dans la forêt humide à avoir des bottes crottées, à voir des limaces orange, des champignons marron clair et des feuilles tantôt jaunes tantôt vertes. Je préférais le bleu du lagon. Je préférais l’eau à la terre. Je préférais les holothuries aux limaces.

Je me souviens de France Gall, « Si maman si… si maman si… maman, si tu savais ma vie…». Tristesse contradictoire avec la paix trouvée à l’autre bout de la terre, justement, sans elle.

Je me souviens des appels téléphoniques pour Tahiti dans la cabine de l’école avec une carte. A peine le temps de parler une minute et demi pour au final, pleurer toute la nuit.

Maintenant j’habite Nice. J’ai retrouvé mon aéroport, la mer, le turquoise de l’eau salée, les bougainvilliers, les pieds nus dans les savates et surtout l’horizon et le bruit des vagues…

Marie de Boysson


 

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C
Tout ça pour ça? Pour encailler à Nice? Franchement, quelle déprime.
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B
Trés beau texte, félicitation, émotion partagée.
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M
Merci !

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