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17 Mar

Le dernier castrat

Publié par Inge  - Catégories :  #atelier, #Inge

Alessandro Moreschi venait d’avoir 44 ans. A cette occasion, et en tant qu’un des chanteurs les mieux payés de sa génération, il avait donné une fête somptueuse. Il y avait invité ses amis et collègues musiciens, quelques compositeurs, quelques évêques et autres personnalités du Vatican ainsi que le pape, Léon XIII. Ce dernier avait décliné l’invitation, invoquant un état de santé fragile.

On était en novembre 1902. Il faisait gris à Rome, une pluie fine tombait lorsque Moreschi traversa la place St. Pierre pour se rendre à un rendez-vous privé avec le pape. Il se demandait ce que l’attendait. Avait–il mal chanté lors de la dernière messe célébrée dans la chapelle Sixtine ? Il craignait constamment pour sa voix. Etait-elle encore assez puissante, pure et agile ? On le surnommait l’Angelo de Roma. Allait-il perdre ce titre flatteur ? Avec ces questions en tête, il arriva chez le secrétaire qui le fit attendre un moment. Malgré la splendeur qui l’entourait, ces fresques peintes par les plus grands artistes, ces meubles dans des bois recherchés, façonnés par les meilleurs ébénistes de toute la péninsule, les doutes ne le quittaient pas.

Enfin, le secrétaire le fit entrer dans le bureau du pape. Il s’avança, s’agenouilla pour embrasser l’anneau papal. Le pape le fit assoir dans un fauteuil confortable et s’installa en face de lui.

- Mon cher Alessandro, je voulais d’abord te remercier pour toute la joie que tu m’as procurée pendant ces vingt années que tu as chanté pour nous. C’était un grand plaisir et un grand honneur de t’avoir ici au Vatican, alors que tu aurais pu embrasser une carrière laïque et chanter dans les plus grands opéras de l’Europe entière. Malheureusement, les temps changent. On me qualifie de progressiste, et, effectivement, je suis sincèrement préoccupé par les questions sociales, je cherche à adapter l’enseignement catholique aux découvertes scientifiques. Le sort des noirs, anciens esclaves, ne m’est pas indifférent. La question de l’esclavage est d’ailleurs un bel exemple de l’évolution des mœurs. Pendant plus de deux millénaires, l’esclavage paraissait un mode d’organisation sociale normal. Mais cette façon de voir les choses a changé. Aujourd’hui, avoir des esclaves est un crime dans des nombreux pays. Une évolution similaire se dégage pour les castras. La castration de jeunes garçons, dans le but de leur permettre de chanter d’une voix pure et claire, paraissait normale pendant des siècles. Des enfants de condition modeste pouvaient ainsi s’élever dans la société, devenir plus riches et respectés que ne leur aurait permis leurs origines. Je sais que ce n’est pas ton cas, cher Alessandro, tu es né d’une famille respectable et aisée. C’est la foi de tes parents qui avait guidé leur choix, tu avais été d’accord et tu ne les as pas déçus en consacrant ta vie à l’église. Mais, comme je le disais, les temps changent, et aujourd’hui, des nombreuses voix se lèvent pour considérer que la castration est un acte barbare, qui porte atteinte à l’intégrité physique et à la liberté de ceux qui la subissent. L’église vit des heures difficiles. En France, en Allemagne, des forces obscures appellent à une séparation de l’église et de l’Etat, à la laïcisation de l’enseignement. Pour calmer le jeu, j’ai décidé de céder sur certains points, et j’ai ordonné d’interdire désormais le chant des castras. Je suis désolé, mon cher Alessandro, mais tu ne peux plus continuer à chanter, au moins pas au Vatican. L’interdiction a en principe une portée erga omnes, mais je suis sûr que les théâtres laïques, les opéras, mettront un certain temps à s’y conformer. D’ailleurs, avec les soucis que me fait surtout la France, je n’ai pas vraiment le temps de veiller à l’application de l’interdiction. Je te souhaite bonne chance pour ta deuxième carrière.

- Merci, mon père.

Moreschi se lève, s’agenouille, embrasse l’anneau du pape et quitte le bureau. Il vit un cauchemar. Le priver de son gagne-pain, une décision humanitaire ? Chanter à l’opéra ? Il ne connait que le répertoire religieux. Comment pourrait-il apprendre des opéras, à son âge ?

Le dernier castrat
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