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16 Mar

NOS MAINS AUX ONGLES VERNIS

Publié par Mado  - Catégories :  #atelier, #Mado

Tableau de Bernard Brunstein

Tableau de Bernard Brunstein

 

Je suis prisonnière depuis toujours. Mon geôlier me cache aux yeux de tous, très loin dans son corps. Sa grosse voix virile écrase ma voix de femme, personne ne m'entend. Je suis prisonnière au fond d'une oubliette. Détresse et solitude pour seuls compagnons.

 

Pourtant, il m'emmène partout avec lui. Il est manœuvre. C'est un grand costaud aux bras musclés, il peut soulever deux sacs de ciment à lui tout seul. Je le regarde travailler et je pleure sur mes mains qu'il maltraite, ses mains, mes mains - je ne sais plus parfois - pleines de crevasses, aux ongles déchiquetés. Le soir, dans le silence de notre chambre, il m'autorise à exister. Je peux enfin m'exprimer, prendre soin de moi, de lui, de nos mains que je soigne, de nos ongles que je vernis. Juste pour la nuit, pour une bouffée d'air, pour naître un instant au monde. Le lendemain matin, l'homme me muselle, ôte vernis et dentelle dont je me suis parée, m'enferme à nouveau.

 

Sur le chantier il a si peur que l'on m'aperçoive qu'il devient caricature de lui-même. Grossièreté, vulgarité… ça me fait mal. Je me terre au plus profond et j'ai honte. De lui, de moi, de notre lâcheté. Il siffle les jolies filles, leur lance des blagues lourdes et s'esclaffe avec les copains. Mais moi je sais son désespoir, son dégoût de lui-même, le regard méprisant qu'il porte sur son comportement. Je sais bien qu'il aimerait me laisser apparaître, effacer l'homme pour devenir la femme qu'il est, que je suis. Je sais qu'il sait qu'il est moi. Tous les jours, je gagne du terrain, je vais bientôt le rejoindre, et nous pourrons fusionner en une seule identité.

 

Il y a des signes qui ne trompent pas ; il baisse sa garde. Ce matin, il a regardé nos mains aux ongles vernis et m'a demandé :

– Qu'est-ce que tu en penses, on y va comme ça ?

Oh ! Combien cette question m'a libérée ! Une fenêtre de lumière ouverte sur la vie ! Je n'ai pas eu besoin de donner de réponse, il avait déjà répondu pour moi.

 

Sur le chantier, les gars se sont bien marrés. Je passe sur les quolibets de mauvais goût et autres piques douloureuses. Il a vacillé, mais j'étais là, solide, pour lui insuffler la force. Il a eu un moment, l'espace d'une seconde, l'envie de leur mentir, d'inventer un bobard quelconque du genre : c'est ma nièce de quatre ans qui m'a peinturluré, j'avais rien pour l'enlever… Il s'est ravisé ; il a compris qu'il était arrivé au bout du mensonge, qu'il épuisait sa vie, la mienne dans une course vaine, une chimère qui ne nous apporterait jamais l'apaisement.

 

Alors, courageusement, il s'est tu et m'a laissé la parole. J'ai expliqué aux gars qui j'étais. Ils ont bien rigolé au début, ils pensaient qu'il leur faisait une blague. J'ai tenu bon, je leur ai dit mon isolement, ma souffrance, ma prison, mon désir de devenir la femme que je suis. Puis, je me suis retirée dans la cabane du chantier, je me suis changée. J'ai mis ma belle robe rouge, mes escarpins vernis, j'ai dénoué mon catogan et tracé un trait de khôl autour de mes yeux.

 

Quand je suis ressortie de la cabane, ils m'ont tous scrutée en silence. Dans leurs yeux passaient tour à tour la surprise, le dégoût, le mépris, la pitié ou la haine. Mon meilleur copain a baissé les yeux. L'amitié s'est enfuie. Ils se sont fermés et je suis partie, conquérante, sur mes talons hauts.

 

 

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